1. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?
Marcel : Dans votre livre, vous comparez le système agricole intensif avec le monde des Shadocks, ces créatures bizarres qui ne cessent de pomper pour résoudre leurs problèmes, et dont la célèbre devise est "Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué?". En quoi la logique des Shadocks reflète-t-elle l'absurdité de notre système agricole ?
Isabelle : Au sortir de la seconde guerre mondiale, nous étions face à une pénurie alimentaire et il était, de fait, nécessaire d’y remédier au plus vite. C’est ainsi que l’on a basculé dans l’agriculture productiviste et que l’on a accepté ses dérives. On est entrés dans l'ère du tout chimique. On pensait alors qu'avec la magie des molécules on allait pouvoir s'émanciper des lois de la nature… Et c'est ce qu'on a cru faire…. Sans penser que cette agriculture chimique était coûteuse tant en terme d’environnement que de santé publique.
Aujourd’hui, la donne a changé, on ne produit pas pour nourrir le monde, comme voudraient nous le faire croire les agriculteurs productivistes ; mais les pays riches surproduisent pour mieux gaspiller la nourriture. 30 % de ce qui est produit dans les pays industriels part directement à la poubelle. Et dans le même temps, on met à mal l’agriculture vivrière des pays pauvres en leur demandant de produire du soja pour notre bétail…
Et croyez-vous que les pouvoirs publics chercheraient à arrêter cette fuite en avant ? Non ! Au contraire ! Ils s'obstinent dans des solutions toujours plus absurdes ! Prenons l’exemple du porc : son élevage intensif produit 8 à 10 millions de tonnes de lisier chaque année, engendrant 70 à 90000 tonnes d'algues vertes. Que faire ? Revenir en arrière ? Accepter de déconcentrer les élevages ? Non. Le Premier Ministre décide de mettre en place un “plan Algues Vertes”. 134 millions d'euros sont mis sur la table : non pas pour repenser l’élevage, mais seulement pour mettre des rustines sur notre pollution. Et de faire de l’électricité avec le lisier…
Remarquez comme aujourd’hui on dit “agriculture conventionnelle” pour parler de cette agriculture chimique qui n’a pourtant que 50 ans. La véritable agriculture conventionnelle, c’est l’agriculture bio, ne l’oublions pas!
Marcel : Comment expliquer que les agriculteurs critiquent votre livre alors que vous les présentez plutôt comme victimes du système agricole ?
Isabelle : Parce qu'il y a agriculteur et agriculteur. D'un côté, il y a les agriculteurs bio, ceux en conversion ou qui s'engagent dans une agriculture plus vertueuse, mais aussi ceux qui ont des difficultés financières ou des maladies dues aux produits chimiques ; ceux-là sont ravis et m'envoient énormément de messages de soutien.
De l'autre côté, il y a la FNSEA (Fédération Nationale des Syndicats d'Exploitants Agricoles), dont je suis devenue l'ennemie n°1 ; mais ça j'en suis plutôt fière. La FNSEA nie la réalité des faits. Elle me fait penser à cette chanson d’avant la seconde guerre mondiale : “Tout va très bien madame la marquise…” Sauf qu’ à la fin de la ritournelle, on apprend que tout a brûlé… A les entendre et à entendre les lobbys des pesticides, il n’y a pas d’agriculteurs malades de cette chimie. Pourtant, ces malades existent, ils sont de plus en plus nombreux, et ont d’ailleurs récemment créé une association : Phyto victimes. Allez les voir, voyez le chemin de croix qu’ils doivent subir pour faire reconnaître leur maladie comme maladie professionnelle ; c’est tout simplement honteux.
Marcel : Que faut-il faire alors ? Changer complètement le système agricole ? Passer au tout bio ?
Isabelle : Actuellement, on soutient massivement l'agriculture productiviste et spéculatrice. Pourtant, elle nous enferme dans des situations absurdes : on importe 72% des protéines destinées à l'alimentation de nos animaux d'élevage et nos agriculteurs deviennent ainsi dépendants des marchés mondialisés. Les prix des matières augmentent, et qui doit payer la facture ? Le consommateur ! On n'impose nullement aux paysans de relocaliser leurs cultures.
Se remettre en question, ce n’est pourtant pas revenir en arrière. Les agriculteurs bio ont développé des techniques très pointues, et ils connaissent toutes les règles de l'agronomie. Les gens qui travaillent sur le bio à l’INRA, par exemple, travaillent sur la génétique des fruits et légumes pour qu'ils n'aient pas besoin de traitements. J'aimerais bien qu'on mette de l'argent là-dedans plutôt que dans les pesticides. Et ça n’a rien à voir avec les OGM ! Par exemple en ce moment ils sont en train de faire des croisements entre certaines variétés de tomates anciennes qui étaient plus résistantes naturellement à certaines maladies, champignons, etc.
Aujourd'hui le problème c'est que la génétique des fruits et légumes est mise au service de l'apparence et du rendement. On ne s'intéresse pas du tout à la résistance aux maladies, puisqu'on a les pesticides. C'est absurde parce qu'on pourrait se permettre de manger moins de pesticides et de moins exposer nos agriculteurs à ces produits toxiques. D'autant plus qu'aucune des entreprises qui les vendent n'est française : Bayer, Monsanto et Cie… on ne peut même pas dire qu’on s'empoisonne pour le bien de la patrie !
Marcel : On trouve de plus en plus de produits bio importés. La bio à grande échelle est-elle compatible avec l'impératif de produire localement ?
Isabelle : En effet, en France, on importe à peu près la moitié du bio qu'on consomme ; c'est une aberration. Bruno Lemaire expliquait dernièrement au JDD que 100 millions d'euros avaient été investis dans le bio. C’est à dire 0,8% de ce qu’on a mis dans l’agriculture productiviste… Pas même 1%, rendez-vous compte ! Le Grenelle de l’environnement visait 6% de la surface agricole utile en bio en 2012. Nous sommes en 2011, et nous sommes à 2,8%, contre 2% en 2010. Cherchez l’erreur. L'agriculture bio respecte notre environnement. Si on pollue nos captages d'eau sur notre propre territoire avec l’agriculture conventionnelle et qu'on importe du bio, c'est vraiment stupide. Manger bio, c'est formidable, mais ce qui serait beaucoup mieux c'est de manger bio local, pour que ce soit un cercle vertueux de la fourche à la fourchette.
Marcel : La contamination des eaux de surface est-elle si grave ?
Isabelle : 96% des points de surveillance de nos eaux de surface sont contaminés par les pesticides ! La dernière étude d'INVS (Institut de veille sanitaire) prouve que les français ont plus de pesticides dans le sang que les allemands et les américains… Nous sommes le premier pays européen consommateur de pesticides. Qu'attendent les pouvoirs publics pour changer la donne ?
2. Nourrir le monde avec l'agriculture bio, c'est possible !
Marcel : Il y a encore du travail pour développer l'agriculture bio ! Pourtant, selon vous, on pourrrait nourrir le monde uniquement avec l'agriculture biologique.
Isabelle : C’est tout à fait possible ; et à tous ceux qui nous expliquent doctement qu’avec une agriculture vertueuse on ne pourrait pas nourrir le monde, je conseille la lecture du dernier rapport de l’ONU réalisé par Olivier de Schutter (Rapporteur spécial de l’ONU sur le droit à l'alimentation). Il y apporte la preuve indiscutable que l’agroécologie peut doubler la production alimentaire en 10 ans et ainsi réduire durablement la pauvreté rurale. (Ndlr : l’agroécologie est une démarche qui vise à associer le développement agricole à la protection de l’environnement grâce à l’agriculture biologique). Et cet expert de regretter que l’agroécologie soit insuffisamment soutenue par les politiques publiques, lui préférant de loin l’agriculture productiviste, qui engendre pourtant changements climatiques, pollutions et problèmes de santé publique… Cherchez l’erreur. Il va pourtant falloir revenir à un peu plus de raison, avec une agriculture qui soit respectueuse de l'environnement, des saisons, des rotations, et qui soit moins tournée vers la spéculation.
On a fait des agriculteurs des techniciens. Ils avaient le plus beau métier du monde, ils avaient de l’or dans les mains, la connaissance de la terre, l'intuition, etc… Maintenant ils ont les hormones d'accrochage, les hormones de décrochage, les raccourcisseurs… par exemple le blé : quand on pense qu'on met trop d'engrais azoté – qui contaminent nos nappes phréatiques – pour booster la croissance des plantes, mais pour que ça ne pousse pas trop haut on met des hormones de raccourcissement… alors qu'il suffirait de mettre un peu moins d'engrais ! Mais ils sont tellement dedans qu'il ne voient même plus le problème, et ils ne voient pas comment ils pourraient faire sans. Alors que dès qu'ils commencent à s'orienter vers autre chose, ça marche très bien, ils gagnent mieux leur vie, ils ont plus heureux, ils sont moins malades… c'est un cercle vertueux.
Marcel : Qu'est-ce qui fait, justement, qu'il y en a qui n'arrivent pas à faire autrement et d'autres qui vont se convertir à la bio ?
Isabelle : Ce n'est pas si facile de voir comment faire autrement, car normalement les agriculteurs sont aidés par les techniciens des coopératives. Or ces gens sont payés au pourcentage de produits phytos qu'ils vendent aux agriculteurs, donc c'est sûr que si le plus proche conseiller des agriculteurs a pour seul but de leur vendre le plus de produits phytosanitaires, ce n'est pas facile de changer, je me mets aussi à leur place…
Dans les années 70, les agriculteurs qui voulaient se mettre au bio étaient de vrais militants. La bio était complètement marginale, il n'y avait rien pour les aider en France. Ils ont dû aller en Suisse ou en Allemagne pour apprendre comment faire. Mais même maintenant, on est beaucoup moins aidé que dans l'agriculture conventionnelle, et on est très seul. Beaucoup disent qu'ils ne veulent pas se mettre au bio parce qu'ils ne veulent pas être mal vus de leurs voisins ! L'agriculteur bio, même encore aujourd'hui, reste mal vu au milieu des agriculteurs conventionnels. Il y a encore des mentalités à faire évoluer.
Marcel : La bio pourrait-elle être produite à grande échelle sans perdre son âme, sans devenir un business comme un autre ?
Isabelle : Je lisais dans Porc magazine que les éleveurs de porc bio en Allemagne produisent deux fois plus qu'en France, mais ils mettent une partie de leurs porc sur caillebotis, tandis qu'en France c'est sur paille ou dans les prés. Apparemment en Allemagne ils ont un référentiel plus souple que chez nous. Justement le label bio européen est critiqué parce qu'il est toujours inférieur au français pour certains produits (notamment pour le vin). Evidemment, si c'est pour faire comme les industriels et dire que c'est du bio, ça ne marche pas.
Cependant je n'arrive pas à croire qu'on pourrait arriver à de telles dérives. Pour l'élevage bio, il est impossible d'avoir les mêmes concentrations d'animaux qu'en industriel, parce que les traitements sont réduits au strict minimum. Or, les concentrations de l'élevage industriel ne sont viables qu'avec des traitements. Mais les agriculteurs bios s'y retrouvent quand même, parce qu'ils ont beaucoup moins de pertes que les éleveurs industriels. Et puis ils sont en recherche constante, ils sont toujours en train de voir comment ils peuvent arranger le système. Pour les saumons, par exemple, au lieu de les traiter contre les poux de mer, ils se servent de poissons mangeurs de parasites, et ça marche très bien ! L'agriculture bio est beaucoup plus innovante que l'agriculture conventionnelle, qui se cantonne à prévoir une molécule chimique pour chaque problème.
3. Mais que font les pouvoirs publics ?
Marcel : Mais comment faire pour consommer bio sachant que les produits bio coûtent environ 20% plus cher ?
Isabelle : Là, le vrai débat est politique. On me dit que je ne responsabilise pas assez le consommateur ; d’une part ce n'est pas vrai, car je lui fais un peu la morale ; mais quoi qu'il en soit tout ne peut pas venir de lui. Par exemple l'augmentation du prix des céréales vient de la spéculation. Or c'est le consommateur qui va payer plus cher sa nourriture, alors qu’il n’y est pour rien. Le bio est plus cher, mais pourquoi ? Parce qu'aujourd'hui on ne compte pas dans la facture les subventions aux agriculteurs, la dépollution de l'eau (90% est payée par le consommateur) et la facture de santé publique, entre les résidus de pesticides, les cancers environnementaux et l'antibiorésistance (25 000 morts chaque année en Europe).
C'est parce qu’on ne compte pas ces trois factures-là qu'on a l'impression que la nourriture conventionnelle est peu chère par rapport à la bio ; on ne paye pas le vrai prix des aliments. Payer la nourriture plus cher, cela pourrait être acceptable si au moins elle était de meilleure qualité et produite localement… mais non ! Cela devrait être donnant-donnant ; or ce n'est jamais le cas ; c'est toujours le consommateur qui paye. Ce qui serait bien ce serait que les gens qui achètent bio ne paient pas la subvention aux agriculteurs ni la dépollution de l'eau, etc., mais ce n'est pas possible ; c'est pour cela qu'il faut arrêter de dépenser massivement dans l'agriculture intensive et investir dans l'agriculture bio.
Marcel : Pourriez-vous revenir un peu sur ce qu’est l'antibiorésistance ?
Isabelle : Prenons le porc, par exemple, qui avale la moitié des antibiotiques vétérinaires de France. Bruno Lemaire se félicite de ce que les tonnages d'antibiotiques donnés aux animaux d'élevage ont baissé. Sauf que les taux d'exposition ont augmenté de 12,6% en dix ans ; on leur donne moins d'antibios, mais ceux qu'on leur donne sont de la 3e ou 4e génération, beaucoup plus concentrés et performants, et ce sont aussi les derniers antibiotiques recours pour l'homme. Quand on traite énormément les animaux, cela crée des bactéries multi-résistantes, et lorsque ces bactéries passent à l'homme, que ce soit par la nourriture ou par les effluents d'élevage, les antibios ne sont plus efficaces sur nous. C'est ça l'antibiorésistance : 400 000 patients touchés et 25 000 morts par an en Europe ; cela coûte 1,5 milliards d'euros en frais de santé publique. C'est un vrai dommage collatéral de l'agriculture industrielle.
Marcel : Selon vous, il y a donc deux façons de faire changer les choses : les habitudes de consommation, et les prises de décisions politiques. Vous terminez votre livre sur un appel à un futur président capable d'apporter de vraies solutions à la situation de l'agriculture française. En l'état actuel des choses, pour qui voteriez-vous aux élections de 2012 ?
Isabelle : Bien sûr, le changement doit obligatoirement passer par la politique. On a déjà la chance d'avoir un commissaire européen à l'agriculture, Dacian Ciolos, qui est quelqu'un de remarquable et d’indépendant. Il faut croiser les doigts pour qu’il puisse continuer à résister aux lobbys. Il a par exemple décidé de faire un plan protéines en Europe pour qu'on n'importe plus de soja ogm d'amérique latine ou d'ailleurs. Mais ce n'est pas gagné pour que les choses changent, parce que la FNSEA et les marchands de phytosanitaires n'ont pas envie que ça change ; or c'est eux qui tiennent l'agriculture aujourd'hui. Le vrai problème, c'est que c'est politique, mais ce n'est pas une question de droite ou de gauche. Quelle que soit leur couleur politique, les ministres de l'agriculture ont toujours fait le jeu de la FNSEA. Ce qui nous manque c’est quelqu'un de courageux, capable de prendre les problèmes à bras le corps, et qui ait conscience que l'environnement est un bien commun. Et il va arriver un moment où, qu'on soit écolo ou pas, il faudra se décider à régir ce bien commun intelligemment.
Marcel : A votre avis, que faudrait-il changer dans la Politique agricole commune ?
Isabelle : Ce qui est bien, c'est qu'il va y avoir une réforme de la PAC en 2013. Je n'ai rien contre le principe de la PAC ; soutenir nos agriculteurs, je trouve ça très bien. Mettons de l'argent, mettons-en peut-être même plus, mais de façon plus raisonnée. Sur les 12,5 milliards d'aides données en 2010 aux agriculteurs français, seuls 447 millions ont été dépensés dans des mesures agro-environnementales. Tout le reste est allé à l'agriculture productiviste. Donc il va falloir que la PAC se relocalise, qu'elle reterritorialise ses aides, pour qu'elles ne soient pas utilisées à mauvais escient. Selon Dacian Solos, il faut « verdir la PAC » ; c'est maintenant qu'il faut taper du poing sur la table pour que les choses changent, avant cette réforme.
Cela tombe bien car les gens commencent à en avoir assez de toute cette pollution. Je ne veux pas faire peur dans les chaumières, je veux juste dire que ces problèmes sont très graves et que nous sommes dans un système qui marche sur la tête. C'est aussi pour ça que je suis très contente d'avoir pu sortir ce livre maintenant ; j'ai enquêté pendant deux ans sur ce sujet qui me tient vraiment à coeur, et le livre reçoit un très bon accueil auprès du public. Cela veut dire que les gens s'intéressent à ces questions et qu'ils ont envie que ça change.
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